Séminaire « Arts et Sociétés » : « Les choses » du 5 au 7 septembre 2016


Comme chaque année, la Fondation Hartung-Bergman – qui joue un rôle actif dans le soutien à la recherche en histoire de l’art – accueille le séminaire mené par Laurence Bertrand Dorléac du Centre d’histoire de Sciences Po.

Ce séminaire « Arts et Sociétés » autour du thème « Les choses » réunit une dizaine de chercheurs pour un atelier de travail.

Avec la participation de : Isabelle Bonnet, Laurence Bertrand Dorléac, Xavier Douroux, Guillaume Faroult, Charlotte Guichard, Daniel Malingre, Raphaelle Occhietti, Marie Tchernia.

 

LES CHOSES
 

Pourquoi revenir aux choses ?

Les artistes sont parmi les premiers à prendre au sérieux les choses, non pas comme avant tout inférieures, mais douées de charme, de sens et de facultés propres à donner matière à penser, à croire, à rêver. En les abandonnant à leur circulation, ils ont confié aux collectionneurs et aux musées le soin de classer leurs représentations. Or, il n’y a pas de « sujet » plus déstabilisant que les choses, qui ne vienne plus efficacement mettre en cause les catégories les plus assurées.

C’est aussi le constat des sciences humaines et sociales qui ont depuis longtemps considéré ces choses comme des objets complexes, dignes de «biographies» (Igor Kopytoff, Alfred Gell), qui ne se distinguent pas aussi facilement que cela des agents humains. Bruno Latour a largement contribué à imposer les « choses comme des faits sociaux », puissamment actives. Et comment ne pas voir leurs interactions dans la vie des gens, dans Playtime de Jacques Tati (1967), par exemple ?

Il s’agira donc d’étudier la portée des choses dans les représentations de toutes sortes (natures mortes ou non), fabriquées à l’aide de toutes les techniques, à toutes les époques. Moins pour nous détacher avec mépris de la matérialité que pour reconnaître ce qui, dans la culture matérielle, assure les pratiques mais aussi les savoirs et les croyances, l’aliénation ou la liberté. A cet égard, elles ont largement autant participé de l’oppression que de l’invention du quotidien (Michel de Certeau).
 

Isabelle Bonnet

Les intérieurs dans la photographie anglaise de 1970 à 1980

Nous avons réuni dans notre corpus des photographes britanniques qui appartiennent tous à la nouvelle génération des années 1970. Ce corpus se compose de la série June Street de Martin Parr et Daniel Meadows (1973), d’une partie des clichés de Byker de Sirkka-Liisa Konttinen (1970-1976), des portraits et des natures mortes de Middle England de John Myers (1973-1979), de la série Belgravia de Karen Knorr (1979) et enfin, des clichés peu connus de Neil Kenlock (ca. 1973). Le trait fondamental qui les rassemble fonde notre recherche : ce sont des portraits d’anonymes dans leur univers domestique.

Ces photographies reflètent les préoccupations des philosophes, historiens et sociologues de l’époque pour le quotidien et l’homme ordinaire. Elles traduisent aussi un style de vie qui, avec l’avènement de la télévision, se recentre désormais sur le foyer. Pour rendre compte du quotidien, ces photographes se réfèrent à l’esthétique épurée et descriptive du « style documentaire » : netteté, clarté, cadrages simplifiés et frontaux, sujets centrés. Ils optent pour l’artifice de la pose et souligne, à l’instar d’Erving Goffman, combien le quotidien peut être théâtral.

Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque l’espace domestique ? Quels sont les enjeux qui s’y jouent ? Majoritairement représenté dans ce corpus, le salon est un lieu spécifique puisqu’il se trouve à la jonction du privé et du public. C’est un monde d’objets certainement, mais plus encore, un monde de possessions qui exprime des normes esthétiques et culturelles, un statut social ou une aspiration à un statut social. Il indique une identité intime et sociale, une mémoire et des interactions familiales. Que l’on se souvienne d’Erving Goffman encore, qui considère que « le mobilier, la décoration, la disposition des objets » fait partie de « l’appareillage symbolique » composant la « façade » des individus. Pour beaucoup d’anthropologues comme Daniel Miller, cet univers particulier d’objets est une appropriation et une vision du monde. Ainsi, les objets des intérieurs ouvriers célèbrent invariablement le règne végétal et animal parce que la nature n’existe pas dans leur vie quotidienne et qu’ « elle se raconte faute de mieux », comme le dit Joëlle Deniot, « sur les murs et les meubles ». L’habitus, tel que le définit Pierre Bourdieu, se lit dans la décoration et dans le choix des objets qui élaborent les espaces domestiques. Nos photographies sont de véritables « portraits d’intérieurs » qui évoquent plus une identité sociale qu’individuelle et de cette manière, nous offrent un panorama de la société anglaise des années 1970.

Isabelle Bonnet, après avoir passé vingt-cinq ans dans la photographie de mode, décide de reprendre des études d’histoire de l’art en 2011. Son mémoire de master 1, sous la direction de Michel Poivert à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, porte sur un groupe de photographies de travestis des années 1950 et 1960, trouvées sur un marché aux puces à New York en 2005. Sur un sujet totalement différent, son master 2 réunit un corpus de photographies britanniques réalisées entre 1970 et 1980 sur le thème du portrait dans l’espace domestique.

Elle vient de publier un article sur la photographie de travestis dans  le livre Mauvais genre, Les travestis à travers un siècle de photographie amateur de Sébastien Lifshitz aux éditions Textuel et a collaboré à la rédaction des textes pour l’exposition éponyme aux Rencontres de la photographie d’Arles de 2016.


Guillaume Faroult

Histoires de colifichets. Des objets parlants en marge de la nature morte au XVIIIe siècle. Pour en finir avec le mutisme de la « nature morte »…

Au XVIIIe siècle, le genre pictural de la «nature morte », qui trouve alors son nom dans la littérature spécialisée française, se voit accorder une dignité accrue dans les discours critiques, alors qu’il jouit de la considérable faveur des amateurs et collectionneurs. Les succès éclatants du peintre Chardin dans ce domaine conforte la notoriété recommandable de cette veine plutôt déconsidérée dans le discours théorique jusqu’alors.

La « nature morte » est alors la peinture des « objets immobiles & inanimés », selon la définition tardive de L’Encyclopédie méthodique (1788), ou plutôt la peinture qui ne prend pour « sujet de ses tableaux que des animaux, des fruits, des fleurs » selon la catégorie éclairante établie par L’Encyclopédie ou le Dictionnaire portatif de peinture de Pernety (1757). Elle fonctionne de fait avec un répertoire très réduit issu de conventions établies au siècle précédent. Artistes et critiques ont concouru pour établir une forme de doxa en matière de nature morte qui « p[ût] être de bon goût » (Encyclopédie méthodique).

Toutefois, le siècle du sensualisme et de la subjectivité accorda également une attention accrue aux objets inanimés qui se virent dotés d’une prestige inédit, brillant, caustique dans la part la plus moderne et décriée de la littérature du temps, celle des contes et des romans. Ainsi que l’a établi Henri Lafon dans un ouvrage fondamental sur la question « la poésie vient au roman par les choses », (cf., Les Décors et les choses dans le roman français du XVIIIe siècle, 1992, p. 415). Or les objets précis qui appuient de tout leur poids sur le mécanisme fictionnel à l’époque sont étonnamment absents de la digne catégorie de la « peinture des fleurs et des fruits ». On les retrouve en revanche dans un autre sous-genre pictural, la scène de genre ou « peinture d’histoire moderne ». On essaiera donc d’en analyser quelques exemples tirés du répertoire romanesque et que l’on retrouve dans les scènes de genre les plus brillantes et sophistiqués du milieu du siècle, celles de Jean-Fançois de Troy et de François Boucher surtout.

Guillaume Faroult est Conservateur en chef, en charge des peintures françaises du XVIIIe siècle et des peintures britanniques et américaines au Musée du Louvre, département des Peintures. Il est spécialiste de l’art français et britannique du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, il a écrit de nombreux ouvrages et articles sur l’art de cette période, en se focalisant notamment sur les questions de réception des œuvres d’art, du collectionnisme, des relations entre peinture et littérature et de l’histoire des institutions artistiques et muséales.

Il a été l’un des commissaires associés de l’exposition Mélancolie. Génie et Folie en Occident (Paris, Grand Palais et Berlin en 2006) et commissaire des expositions 1869 : Watteau et Chardin entrent au Louvre. La collection La Caze (Paris, musée du Louvre et Londres, Wallace Collection, 2007-2008), Turner et ses peintres (Londres, Tate – Paris, Grand Palais et Madrid, Prado, 2009-2010), L’Antiquité rêvée. Innovations et résistances au XVIIIe siècle (Paris, Musée du Louvre, Houston, Museum of Fine Arts, 2010-2011) et  New Frontier : L’art américain entre au Louvre. I. Thomas Cole et la naissance de la peinture de paysage en Amérique, Paris, musée du Louvre, – Bentonville (Arkansas), Crystal Bridges Museum et Atlanta, High Museum, 2012-2013).

Il a écrit un livre sur Jacques-Louis David (éditions Gisserot, 2004) et deux ouvrages dans la collection Solo sur Le Verrou de J. H. Fragonard (Louvre éditions et RMN, 2007) et Lady Macbeth marchant dans son sommeil de Johann Heinrich Füssli (Louvre éditions et Somogy, 2011). Dans la même collection il a de publié un livre consacré à La Croix dans la contrée sauvage de Thomas Cole (Louvre éditions et Somogy, 2012). Il a co-dirigé avec Monica Preti et Christoph Voghter l’ouvrage, Delicious decadence. The Rediscovery of French Eighteenth-Century Painting in the Eighteenth Century, Dorchester, Ashgate, 2014.

Il a participé à la publication du Catalogue des peintures britanniques, espagnoles, germaniques, scandinaves et diverses du musée du Louvre (paru en novembre 2013) ainsi qu’à l’exposition Le Goût de Diderot présentée par les musées de Montpellier et de Lausanne en 2013-2014. Il a été commissaire d’une exposition sur la collection d’art britannique du musée du Louvre présentée aux musées des Beaux-Arts de Valence et Quimper en 2014-2015.

En 2015, il est commissaire de l’exposition Fragonard amoureux. Galant et libertin au musée du Luxembourg à Paris (16 septembre 2015 – 25 janvier 2016). Il est actuellement commissaire de l’exposition monographique consacrée au peintre  Hubert Robert (1733-1808). Un peintre visionnaire au musée du Louvre (8 mars- 30 mai 2016) puis à la National Gallery de Washington (28 juin – 2 octobre 2016).


Charlotte Guichard

La perte de la chose? Eléments pour une anthropologie matérielle du tableau.

Autour de 1800, un dispositif muséal inédit se met en place autour des tableaux à travers l’Europe : avec l’ouverture d’un espace public de l’art, les tableaux sont placés sur des murs, protégés, mis à distance des spectateurs. Cet épisode nouveau dans la construction sociale de l’œuvre d’art  rejoint les injonctions venues de l’histoire intellectuelle: au même moment, Kant définit le jugement esthétique comme un plaisir désintéressé et dématérialisé. C’est ainsi que nous sommes entrés dans un régime esthétique de l’œuvre d’art.

Il existe pourtant une histoire matérielle et triviale du rapport au tableau — avant l’âge patrimonial. Dans cette communication, je m’intéresserai à l’ensemble des gestes et les pratiques que le tableau a pu susciter, avant la rupture muséale : inscriptions, marques, empreintes, graffitis. Une telle histoire matérielle de l’œuvre converge avec les pratiques contemporaines des artistes et les nouveaux dispositifs muséographiques, qui témoignent d’une attention renouvelée aux gestes et aux matériaux de l’art et de ses publics.

Charlotte Guichard est chargée de recherche au CNRS (Institut d’histoire moderne et contemporaine, CNRS/ENS). Agrégée d’histoire, ancienne pensionnaire de la Villa Médicis, elle est spécialiste de l’histoire de l’art de l’Europe moderne, avec un intérêt particulier pour l’histoire du patrimoine, des valeurs de l’art et pour le dialogue entre histoire de l’art et sciences sociales.

Elle est notamment l’auteur de Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle (Champ Vallon, 2008) et de Graffitis. Inscrire son nom à Rome, XVIe-XIXe siècles (Seuil, 2014).


Raphaelle Occhietti

La chaussure comme res publica chez Sigalit Landau, Romuald Hazoumè et Elina Chauvet

Au-delà de l’évocation d’une personnalité individuelle, la chaussure en art est aussi investie du pouvoir de représenter certains enjeux qui animent la collectivité civique. Dans les œuvres de Sigalit Landau, Romuald Hazoumè et Elina Chauvet, la chaussure est utilisée pour matérialiser des conflits sociaux comme l’exil, la violence faite aux femmes ou encore les oppositions géopolitiques. Nous étudierons les modalités par lesquelles la chaussure devient un véhicule pour ramener dans l’espace public des préoccupations citoyennes ou encore pour créer un véritable espace politique. Nous utiliserons des textes de Bruno Latour, Hannah Arendt, Ariella Azoulay et Étienne Tassin afin d’explorer comment l’art actuel, à travers la chaussure, réussit à impliquer le spectateur-citoyen dans la res publica.  

Raphaelle Occhietti est doctorante en histoire de l’art (Centre d’Histoire de Sciences Po Paris/Université de Montréal). Ses recherches portent sur la représentation de la finance en art depuis 1815. Elle est déjà l’auteure d’un mémoire de maîtrise intitulé  « La Junte des Philippines de Goya (1815) : regard sur le pouvoir colonial espagnol et le capitalisme financier ».


Marie Tchernia

Présenter une « histoire complète de la peinture [confinée] à la seule nature morte » : Charles Sterling et l’exposition La Nature morte de l’Antiquité à nos jours au musée de l’Orangerie (avril-juin 1952)

Le musée de l’Orangerie a accueilli au printemps 1952 la première rétrospective européenne consacrée à « la Nature morte de l’Antiquité à nos jours ». Véritable manifeste des conceptions de Charles Sterling en matière d’expositions et, plus largement, d’érudition en général, cette manifestation répondait à deux objectifs distincts. Le premier, d’ordre esthétique, visait à offrir aux artistes contemporains l’occasion de puiser de nouveaux modèles picturaux dans l’art du passé. Le second, d’ordre historique, consistait à repenser la question des origines de la nature morte moderne, traditionnellement situées au nord des Alpes à la fin du XVIe siècle, en mettant en exergue le rôle de l’humanisme italien dans son émancipation en tant que genre autonome.

Indépendamment de la fortune critique qu’a connue cette théorie et des débats qu’elle a suscités, nous souhaitons analyser dans cette communication les multiples enjeux qui ont sous-tendu l’organisation de l’exposition et la publication par Sterling de l’ouvrage de synthèse éponyme en marge du catalogue, dont il s’agira notamment d’interroger le succès éditorial et la portée historiographique au regard des recherches récentes sur « la peinture des choses immobiles ».

Marie Tchernia-Blanchard, après une maîtrise à l’Université Paris IV-Sorbonne, a intégré l’École du Louvre où elle s’est spécialisée en histoire de l’histoire de  l’art. À la suite de ses deux premiers mémoires de recherche qui portaient sur les Écrits et engagements politiques d’Henri Focillon (1931-1943) et les Historiens de l’art français en exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a préparé, sous la direction conjointe de Pierre Sesmat et de François-René Martin, une thèse de doctorat intitulée Le Style comme civilisation : Charles Sterling (1901-1991), historien de l’art, qu’elle a soutenue à l’Université de Lorraine en juin 2016. Elle a été chargée d’études et de recherche à l’INHA entre 2009 et 2013 et a bénéficié de l’allocation de recherche Daniel et Nina Carasso à l’École du Louvre en 2013-2014. Depuis septembre 2014, elle est enseignante en histoire et théorie des arts pour le Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures de l’Université Paris Sciences et Lettres. 

 

Illustration : Anna-Eva Bergman, [non titré], 1951, encre de Chine sur papier, collection Fondation Hartung-Bergman

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