Séminaire « Bricolage et modernité » du 21 au 23 août 2017

Séminaire « Bricolage et Modernité »
Direction scientifique : Philippe-Alain Michaud – Centre Pompidou
Du 21 au 23 août 2017

Dans le cadre de sa programmation estivale, la Fondation Hartung-Bergman accueille un séminaire consacré au thème « Bricolage et Modernité », conduit par Philippe-Alain Michaud, du Centre Pompidou.

Direction scientifique : Philippe-Alain Michaud
Avec la participation de : Enrico Camporesi, Thomas Golsenne, Marc Leschelier, Claire Le Thomas, Jonathan Pouthier.

Bricolage et modernité

Le bricolage s’épanouit dans le champ des pratiques artistiques avec les techniques d’assemblage employées par les artistes à partir des années 1960. Il est simultanément l’objet d’une élaboration théorique intense dans les différentes régions des sciences humaines, élaboration dont « La science du concret », le chapitre de la Pensée sauvage, publié par Claude Levi-Strauss en 1962 constitue la matrice anthropologique.  Le concept de bricolage, fondée sur une économie pauvre, une stratégie du détournement et du recyclage, une dissociation des moyens et des fins et une approche empirique, processuelle et pragmatique des pratiques poïétiques, remettant en question le principe de la spécificité des mediums que Clement Greenberg avait érigé en dogme esthétique, peut servir de fil rouge pour reconsidérer la pratique artistique durant la période moderne, tous mediums confondus. Ce séminaire se propose d’évoquer, à l’échelle du XXe siècle et jusque dans ses prolongements contemporains, la manière dont le bricolage (ou l’attention portée à celui-ci) permet d’activer dans les domaines des arts plastiques, de l’architecture, de la photographie ou du film une série de déplacements qui, en mettant en question l’organisation traditionnelle des disciplines et leur autonomie, ébranle le système traditionnel des arts et prend ainsi une signification subversive mais non doctrinale.

« L’art d’occasion » – Thomas Golsenne

Décrié pendant longtemps comme pratique amateure, associé au travail mal fait, caricaturé comme loisir masculin de prolétaire, le bricolage est aujourd’hui à la mode. Les sites de « do it yourself » abondent sur internet, des auteurs à succès comme Matthew Crawford y voient le fondement d’une nouvelle éthique du travail, les quelques pages que Claude Lévi-Strauss a consacré au bricolage deviennent la pierre angulaire d’une nouvelle théorie de l’art, bon nombre d’artistes et de designers contemporains, surtout les plus jeunes, en font le ressort essentiel de leur créativité.

Ce renversement de la valeur attribuée au bricolage n’est pas anodin : il s’inscrit dans un tissu de tendances, d’idées et d’actions de large ampleur qui visent à se substituer au vêtement déchiré de la société néolibérale en crise, de la modernité elle-même. Si celle-ci s’appuyait sur les belles idées de progrès et d’universalisme, qu’en reste-t-il aujourd’hui à l’heure où l’accroissement des inégalités, le ressentiment entre populations, les nationalismes et l’intolérance augmentent ? La société post-industrielle où les humains seraient libérés des obligations d’un travail pénible, voire de la maladie et de la mort elle-même, semble n’être plus qu’un rêve de super-riches.

La société des bricoleurs est d’abord, au contraire, une société de pénurie, de débrouillardise où la grande majorité des individus peuvent développer leur autonomie. C’est une société qui fait de la décroissance son mot d’ordre économique et de l’occasion son concept directeur, dans le double sens d’opportunité et de seconde main. On essayera d’examiner quelques-unes des trames qui parcourent le tissu bricologique contemporain et d’isoler les motifs principaux qui caractérisent sa configuration, ceux que les artistes savent particulièrement bien mettre en relief : l’hybridation, l’expérimentation et le détournement.

Thomas Golsenne, docteur en histoire de l’art, a écrit sa thèse sur Carlo Crivelli et l’ornementalité au Quattrocento. Il est ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome, ancien professeur aux Beaux-Arts de Paris et à la Villa Arson à Nice. Il est maître de conférences en histoire de l’art et culture visuelle modernes à l’Université de Lille 3. Il a notamment co-publié une traduction en français du De Pictura de Leon Battista Alberti (Paris, Seuil, 2004), co-dirigé Adam et l’astragale – Essais d’anthropologie et d’histoire sur les limites de l’humain (Paris, Éd. de la MSH, 2009), La performance des images (Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2010), a publié divers articles sur l’ornementalité à la Renaissance ou dans l’art contemporain, sur l’anthropologie des images, la technique dans l’art contemporain. Il a organisé deux expositions, dont « Bricologie – La souris et le perroquet » (avec Burkard Blümlein et Sarah Tritz) sur les techniques des artistes contemporains (Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson, février-août 2015) et coordonné plusieurs colloques. Il a dirigé l’Unité de Recherche Bricologie à la Villa Arson (2013-2017). Il a dernièrement publié Pascal Pinaud – Serial Painter (Genève, 2014), Essais de bricologie (co-dirigé avec P. Ribault, 2016) et Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento(Rennes, 2017).

« Manifestes et techniques contre la planification » – Marc Leschelier

L’intervention abordera la question du Bricolage dans la discipline architecturale, et nous montrerons à quel point cette pratique incarne une forme de contre-culture opposée aux notions classiques de planification, de permanence, de technicité ou encore de « langue architecturale ». Le Bricolage fait apparaître une histoire de l’Architecture sans architectes dans son développement vernaculaire mais aussi contre les procédures architecturales, comme par exemple dans le Manifeste de la moisissure contre le rationalisme dans l’architecture écrit par Friedensreich Hundertwasser en 1958 et qui s’oppose à toute autorité sur la forme finale de l’édifice. Ainsi, ce thème est une clé qui met en relief ce que la discipline a tenté d’effacer depuis le De architectura de Vitruve, c’est-à-dire l’indétermination, l’improvisation, la négociation ou le changement. Ainsi dans une première partie, nous exposerons ces manifestes contre la planification à travers les écrits de Colin Rowe, Friedensreich Hundertwasser, Reyner Banham, Charles Jencks et Cedric Price. Puis dans une deuxième partie, nous dresserons une liste des techniques employées par les architectes eux-mêmes, et nous associerons l’œuvre de Jean Nicolas Louis Durand et John Hejduk, Gerrit Rietvelt et Sigurd Lewerentz, Ugo la Pietra et Andrea Branzi, Giovanni Battista Piranesi et Aldo Rossi, Alvar Aalto et Frank Gehry afin d’observer les effets du Bricolage lorsqu’il est assumé dans la conception architecturale.

Marc Leschelier est né en 1984, il est architecte, enseignant à l’École d’Architecture Paris- Malaquais et fondateur de la Unbuilt Archive, une archive spécialisée autour de l’Architecture de papier installée à Paris. Dès le mois de septembre 2017, il sera pensionnaire pour une année à la Villa Médicis à Rome. Son travail défend la possibilité d’une pratique radicalement indépendante et insiste sur l’importance de concevoir l’Architecture dans un espace-temps désynchronisé des contingences réelles. Ses travaux les plus récents, comme le Cinéma des ombres ou encore Forme solaire anticipent par conséquent la commande, tout comme ils redéfinissent les catégories programmatiques de la discipline. En 2011, Marc Leschelier a reçu la bourse de la Fondation Le Corbusier, et a entrepris depuis, un projet de réécriture de l’histoire de la Villa La Roche à travers les notes et les hypothèses laissées par l’architecte américain John Hejduk. D’autres publications sont en préparation, notamment un script-roman traduit d’un film de Jonas Mekas au sujet de l’architecte autrichien Raimund Abraham, ainsi qu’un livre d’artiste sur le Cinéma des ombres aux éditions Paris-Expérimental.

« Bricolage, pratiques ordinaires de création et cubisme : du concept aux pratiques » – Claire Le Thomas

Dans un premier temps je reviendrai sur les étapes de ma recherche sur le bricolage qui m’a conduite d’un concept à des pratiques historiques et sociales. Dans un second temps, j’analyserai les pratiques du bricolage au tournant du 20siècle : leurs caractéristiques techniques, matérielles et idéologiques, puis j’étudierai le rôle joué par ces pratiques dans les innovations matérielles et techniques cubistes.

Claire Le Thomas est docteur en histoire de l’art contemporain et lauréate du prix du musée d’Orsay en 2010. Elle mène des recherches pluridisciplinaires sur les pratiques créatives de bricolage au sein du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (CNRS). Elle a récemment publié Racines populaires d’un art savant. Innovations cubistes et pratiques ordinaires de création (Dijon/Paris Presses du réel, 2016).

« Edgar Degas, monotype » – Philippe-Alain Michaud

Ernest Rouart évoque ainsi le style poétique de Degas, dont il fut l’élève : « Il était très imaginatif, non seulement quant à la conception des œuvres, mais aussi en ce qui touchait à leur exécution, aux moyens matériels de les réaliser. Cette faculté, jointe à l’adresse de ses mains, et à son goût du bricolage, fut pour beaucoup dans l’amour qu’il avait de la gravure où il s’amusait fort. Là aussi, il avait imaginé certains procédés dont il aurait certainement tiré un parti extraordinaire si on l’avait encouragé dans cette voie… » Imagination matérielle, dextérité, propension au jeu : autant de traits qui servent à définir une pratique artistique libérée des contraintes formelles qui prétendent en gouverner l’exercice.  Les séries de monotypes que Degas commence à réaliser à partir de 1874 témoignent de l’approche expérimentale qu’il avait d’un procédé qu’il entendait déconstruire jusque dans ses composantes matérielles, mécaniques et chimiques. Inventions de protocoles, transgressions techniques, intégration des accidents et du hasard, hybridations fonctionnent comme les instruments d’élaboration d’une anti-méthode déjouant le principe de la spécificité du medium.  Surtout, en explorant à travers le monotype les propriétés du transfert ou des inversions positif/négatif, comme il le fera par la suite en photographie, Degas anticipe sur un plan pratique les intuitions de Walter Benjamin sur la manière dont les techniques de la reproductibilité ont modifié notre conception de l’œuvre d’art.

Philippe-Alain Michaud est historien de l’art et théoricien, conservateur chargé de la collection des films au Musée national d’art moderne (Centre Pompidou, Paris). Il est professeur à l’ERG (Ecole de Recherche Graphique, Bruxelles), professeur invité à la Rijksakademie (Amsterdam) depuis 2008. Il est l’auteur de Aby Warburg et l’image en mouvement (Zone Books, 2002, et Macula, 2012), Le peuple des images (Desclée de Brouwer, 2004), Sur le film (Macula, 2016), ainsi que de nombreux essais sur les relations entre le film et les arts visuels. Il a été commissaire des expositions « Comme le rêve le dessin » (Musée du Louvre/Centre Pompidou, 2004), « Le mouvement des images » (Centre Pompidou, 2006), « Nuits électriques » (Musée de la photographie à Moscou et Laboral à Gijon, 2007), « Tapis volants » (Villa Medici à Rome et Les Abattoirs à Toulouse, 2010), « Image sans fin, Brancusi, photographie, film » (Centre Pompidou, 2012 avec Clément Chéroux et Quentin Bajac), « Beat Generation » (Centre Pompidou, 2016 avec Rani Singh et Jean-Jacques Lebel).

« Bricolage et restauration : questions de méthode » – Enrico Camporesi

La théorie de la restauration, et en particulier sa systématisation effectuée par Cesare Brandi, a essayé de promouvoir une méthodologie visant à valoriser les caractéristiques spécifiques des œuvres d’art pour intervenir sur leur consistance matérielle. Cette méthode aura ainsi intégré le mot d’ordre de la philologie: « chaque texte a son problème critique, chaque problème a sa solution » (Michele Barbi, 1938). Lorsqu’on se tourne vers le scénario contemporain, dans ce va-et-vient perpétuel des objets à la théorie, on perçoit la nécessité d’inventer une discipline dynamique, capable de faire face à la complexité des modes d’existence des œuvres. Cette communication se propose de revenir sur le terrain de la restauration d’œuvres d’art contemporaines et de tester, à travers des exemples issus notamment du champ du film d’artiste (installations et performances), quelques propositions méthodologiques qui résonnent avec les implications théoriques et techniques du bricolage.

Enrico Camporesi est titulaire d’un doctorat en cotutelle (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3  / Université de Bologne) sur la méthodologie de la restauration du film d’artiste (installations et performances). En tant que chercheur postdoctoral du Labex CAP il coordonne en 2017 le projet de recherche « Film, art, musée – entre remédiation et relocalisation ». Il a travaillé comme attaché de conservation au Centre Pompidou où il a notamment conçu et organisé les programmations film et vidéo « Metacartoons » (mai 2016, avec J. Pouthier) et « L’Exposition d’un film » (septembre 2015 et novembre 2016, avec J. Pouthier et M. Copeland), ainsi que l’exposition « Beat Generation » (juin-octobre 2016, avec P.-A. Michaud, J.-J. Lebel, R. Singh). Il finalise à présent une nouvelle édition critique et augmentée du catalogue Une histoire du cinéma, la manifestation conçue par Peter Kubelka et Annette Michelson en 1976-1977 à Paris (Éditions Macula, à paraître en 2018).

« De l’utilité des machines. Rube Goldberg ou l’ironie moderniste » – Jonathan Pouthier

Cartooniste célèbre pour ses inventions ingénieuses et farfelues, Rube Goldberg aura contribué à faire se conjuguer bricolage et dérision. Ses machines inutiles, symboles « de la capacité de l’homme à déployer un maximum d’efforts pour accomplir un résultat minime », apparaissent dans les pages des journaux américains au moment même où l’avant-garde artistique européenne intègre à ses recherches esthétiques les bouleversements induits par la mécanisation de la société en ce début de XXème siècle. Fantaisies technologiques ou machineries oniriques, les créations dessinées de Rube Goldberg synthétisent, non sans ironie, la nature absurde d’un quotidien dominé par la machine et l’automatisation des actions simples. À la croisée de la radicalité des expérimentations formulées par les artistes dadaïstes et de la frénésie tragi-comique du cinéma slapstick, les machines de Goldberg font du bricoleur l’ingénieur d’un ré-enchantement du réel.

Jonathan Pouthier est attaché de conservation au Musée national d’art moderne (Centre Pompidou, Paris).  Il supervise la programmation de la collection des films.

Illustration : Catalogue des outils, planches n°L494 et n°L491, 1974, Atelier Hartung

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