Comme chaque été, la Fondation Hartung-Bergman – qui joue un rôle actif dans le soutien à la recherche en histoire de l’art – accueille le séminaire mené par Laurence Bertrand Dorléac du Centre d’histoire de Sciences Po.
Ce séminaire «Arts et Sociétés» autour du thème «Les choses» réunit une dizaine de chercheurs pour un atelier de travail.
Avec la participation de : Laurence Bertrand Dorléac, Jill Carrick, Marc Desportes, Hadrien Laroche, Amaru Lozano-Ocampo, Christine Peltre, Lucia Piccioni, Thomas Schlesser, Estelle Zhong.
LES CHOSES
Jill Carrick
L’Optique Moderne: Daniel Spoerri’s ‘Optical Readymades’
In 1962 Daniel Spoerri created a compelling collection of eyeglasses and quirky ocular equipment titled L’Optique Moderne. This paper offers a detailed analysis of its material constituents, its optical-haptic effects, and its twinned Duchampian strategies in light of broader debates on visuality and modernity. It argues that the work not only combined optical experimentation with the readymade, but offered a dark yet playful commentary on optometry, the Enlightenment tradition of philosophy, and everyday life. L’Optique Moderne dialectically engaged with both ocularphobic trends in twentieth-century French thought and modernist dreams of a technological extension of vision. Simultaneously playground and minefield, it stands as a key example of 1960s experimental re-workings of the visual and conceptual heritage of Marcel Duchamp.
Jill Carrick est une historienne de l’art et professeure associée à l’Université Carleton, à Ottawa, Canada. Ses projets de recherche actuels se concentrent sur l’art néo-dada dans les années 1960 en France et en Europe, avec un accent particulier sur le travail de pionnier des artistes Daniel Spoerri et François Dufrêne. Ses publications incluent Nouveau Réalisme, 1960s France, and the Neo-avant-garde: Topographies of Chance and Return, et des articles, catalogues d’exposition, essais et chapitres de livres sur les années 1960, les affiches « fin-de-siècle », l’art féministe des années 1970, et le postmodernisme.
Marc Desportes
Présence de l’objet dans l’art du XXe siècle
La cuillère à absinthe de Picasso, la roue de bicyclette de Duchamp, la tasse de Meret Oppenheim, le lit de Rauschenberg, les dentiers d’Arman, les aspirateurs de Jeff Koons… Autant d’objets présents in concreto dans des œuvres d’art et non représentés comme dans une nature morte traditionnelle. Comment penser cette présence concrète, quelles en sont les implications? L’exposé propose quelques pistes pour répondre à ces questions.
Né en 1961, ancien élève de l’École Polytechnique, Marc Desportes a pour thèmes de recherche les relations entre technique et culture, tant dans le domaine spatial que dans le domaine artistique. Il a publié Paysages en mouvement. Transport et perception de l’espace, XVIIIe-XXe siècles aux éditions Gallimard, en 2005.
Hadrien Laroche
« La question : Qu’est ce qu’une chose est la question : Qui est l’homme ? », écrit Heidegger. Dans les limites de cette intervention, et de manière tout à fait provisoire, il s’agirait, d’une part, de clarifier le concept de chose selon Heidegger à partir de sa lecture de Kant, de l’œuvre d’art en général et de celle de Van Gogh en particulier (Les souliers), et, d’autre part, d’examiner au travers de la représentation artistique de la leçon d’anatomie, trois moments du rapport esthétique entre l’homme et la chose – un christ crucifié de Léonard de Vinci, le diorama pornographique posthume de Marcel Duchamp, Étant donnés, et la Leçon du Dr Tulp, Rembrandt, Jeff Wall – afin de montrer le devenir chose de l’homme contemporain – inaperçu par Heidegger.
Né à Paris, Hadrien Laroche est un écrivain, philosophe et chercheur. Dernières parutions : Duchamp Déchets: les hommes, les objets, la catastrophe, (Edition du Regard, 2014), Qui va là ! (Rivages, 2015).
Amaru Lozano-Ocampo
Le langage perdu des choses
Une histoire de la nature-morte
En analysant les évolutions de la nature morte de l’âge classique jusqu’aux avant-gardes du XXème siècle, nous constatons que la représentation des choses témoigne de profonds bouleversements dans notre conception du monde. D’une culture médiévale où tous les éléments sont porteurs de sens, la Renaissance nous fait entrer dans un univers où les choses perdent progressivement leur qualité de signes. Relever les changements ayant affecté le genre de la nature morte nous permettra de mieux saisir la redéfinition du statut que la modernité a accordé aux choses.
Amaru Lozano-Ocampo est diplômé de Sciences-po Paris, doctorant en esthétique et philosophie de l’art à Paris IV. Sa thèse porte sur la notion de ténèbres à la charnière du XVIème et du XVIIème siècle.
Christine Peltre
Autre chose
« Il me faut quelque chose qui me change (…) Je suis ennuyé de moi, de ma peinture, de l’atelier, de ce qu’on nous serine ici… Il me semble que je suis fait pour autre chose… » . Ces termes, empruntés au peintre orientaliste Coriolis, dans le roman des Goncourt Manette Salomon (1867), peuvent résumer de nombreux désirs de voyage et l’on s’interrogera, dans un cadre plus vaste, sur ce qu’ils recouvrent. Vaguement projetée ici, cette autre vie prend une tournure concrète avec l’environnement de choses qui opposent forme et densité aux fugacités de la vie mobile. Les objets, les éléments du décor, les êtres eux-mêmes – se rangeant parfois en «collection» – , sont autant de signes qui balisent l’ «autre chose». Usager des pratiques de l’ailleurs, familier de nouveaux gestes, le voyageur, épris de mythologies qui l’éloignent du Même, devient alors un peu l’Autre. Il entre dans ce « quelque chose qui le change », mouvement dont on tentera d’apprécier, entre innovations et stéréotypes, la profondeur et la portée.
Christine Peltre, agrégée de Lettres classiques, docteur d’Etat en Histoire de l’art (Université de Paris-Sorbonne), a enseigné dans les universités de Nancy, de la Sorbonne (Paris IV) et, depuis 1994, de Strasbourg. Elle est présidente du Comité français d’histoire de l’art (CFHA) depuis janvier 2014. Ses travaux portent sur l’art des XIXe-XXe siècles, en particulier sur le voyage et l’orientalisme, associant les représentations littéraires et artistiques. Principaux ouvrages : Les Orientalistes, Paris, Hazan, 1997 – (Orientalism in Art, New-York, Abbeville Press, 1998) ; Théodore Chassériau (1819-1856), Paris, Gallimard (2001 ; Orientalisme (Terrail) (2004, 2010) (traduction anglaise : Orientalism) ; Dictionnaire culturel de l’orientalisme, Paris, Hazan, (2003, nouvelle édition augmentée 2008) ; Les Arts de l’Islam. Itinéraire d’une redécouverte(Gallimard, 2006, coll. Découvertes) ; Le Voyage de Grèce, Un atelier en Méditerranée, Paris, Citadelles-Mazenod, 2011) ; Eugène Delacroix. La Matière ardente, Paris, Nouvelles éditions Scala, 2012 ; Femmes ottomanes et Dames turques. Une collection de cartes postales (1880-1930), Paris, Bleu Autour, 2014.(Traduction en turc : Osmanli’dan Cumhiriyet’e Kadinlar, Istanbul, Yapi Kredi Yayinlari, 2015).
Lucia Piccioni
Les natures mortes de Giorgio Morandi : une archéologie du quotidien
Les natures mortes de Giorgio Morandi constituent un cas d’étude complexe pour l’histoire sociale de l’art car si elles s’inscrivent dans le contexte historique du fascisme italien, elles ne portent apparemment pas les traces de cette idéologie. Les rares déclarations de l’artiste ne permettent pas de lever les contradictions de la réception critique de son œuvre : ses peintures sont aussi bien louées comme l’exemple d’une «italianité» rurale, paysanne et anti-cosmopolite que comme l’expression de l’autonomie du peintre à l’égard du fascisme. Morandi apprête les objets qu’il va représenter par un travail lent et méticuleux (patine, poussière, coloris etc.). L’unicité soigneusement recherchée confère à ses natures mortes un caractère foncièrement anti-technologique qui constitue la spécificité de son œuvre. Cet univers humble, figé dans le temps, résonne-t-il avec la critique de la technique et du « perpetuum mobile » d’Oswald Spengler qui voit en Mussolini un bienfaiteur œuvrant à la restauration d’une « civilisation » rurale et archaïque? L’unicité et le caractère totémique de ces objets témoignent-ils au contraire d’une résistance à la perte d’aura et de valeur cultuelle des images qui selon Walter Benjamin dérive vers l’« esthétisation de la politique » pratiquée par le fascisme?
Lucia Piccioni a obtenu une thèse en Histoire de l’art à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en cotutelle avec la Scuola Normale Superiore de Pise intitulée « Peinture et politique pendant le fascisme italien (1922-1943) : ‘italianités’ en conflit » (2015). Après avoir été pendant quatre ans (2008-2012) chargée d’études et de recherche à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), elle a été chargée de cours à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a obtenu une bourse au Deutsches Forum für Kunstgeschichte (2014-2015) dans le cadre du sujet annuel Les arts à Paris après la Libération sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac et Thomas Kirchner. Au cours du prochain semestre, elle sera au Center for Italian Modern Art (CIMA) de New York afin de collaborer à une exposition dédiée à Giorgio Morandi.
Thomas SCHLESSER
Les choses et l’accident
Entre l’homme et ce qu’il fabrique par lui-même et en vue de lui-même, affleurent continûment le risque – et la peur – de l’inversion du rapport dominant-dominé, créateur-créature, maître-outil. Au XIXe et au XXe siècle, cette angoisse s’est intensifiée et la réalité du danger s’est spectaculairement confirmée au fil de l’emballement technologique. Dans les choses, ou plutôt à travers elles, se niche l’accident. On examinera l’expression de cette crainte via trois études de cas : l’épisode de la caronade dans Quatre-vingt-treize de Victor Hugo ; le sentiment de « honte prométhéenne » chez Günther Anders ; le début des Choses de la vie de Claude Sautet.
Thomas Schlesser est directeur de la Fondation Hartung-Bergman et professeur d’histoire de l’art à l’Ecole polytechnique.
Estelle ZHONG
Que peut l’art à l’égard de la crise de notre relation au vivant?
La crise écologique actuelle est le symptôme d’une crise de notre relation au monde vivant. Plus loin, elle signe la faillite de notre ontologie naturaliste [Descola, 2005] fondée sur une séparation radicale de l’humain d’avec le reste du vivant, conçu comme sans intériorité. Le vivant est objet, situé dans un rapport d’extériorité absolue à l’humain : il est ressources ou paysage. Nous faisons l’hypothèse que l’art contemporain a un rôle décisif à jouer dans la réinvention d’un rapport viable aux non-humains, qu’appelle cette crise. Si la peinture de paysage a contribué à enraciner durablement l’ontologie naturaliste dans nos esprits, ne peut-on pas postuler que d’autres formes artistiques auraient le pouvoir d’enraciner une ontologie plus viable dans les esprits contemporains? Il s’agit d’imaginer des formes instaurant un rapport non-naturaliste au vivant : des formes qui ne se proposent pas comme objectivation du vivant, mais à l’inverse comme incarnation de notre appartenance au vivant. C’est dans cette mesure que l’art participatif peut jouer un rôle dans cette révolution des représentations à venir, en tant qu’il se propose comme invention de relations et de collectifs, susceptibles d’être élargis aux non-humains. Nous étudierons dans ce cadre le travail des artistes Fritz Haeg et Marcus Coates.
Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, Estelle Zhong achève actuellement une thèse d’histoire de l’art, à Sciences Po Paris, sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac. Elle interroge l’art participatif comme prolongement du projet des avant-gardes de changer l’art et la vie, à travers l’invention de nouvelles formes du collectif ; elle étudie le développement de cette pratique dans un contexte de crise démocratique et de politiques sociales néolibérales, en Grande-Bretagne, à partir de 1997.
Illustration: Hans Hartung, T1975-E39, 1975, Acrylique sur toile